Il est temps de développer une stratégie IT plutôt que de conserver un pan entier du secteur sous respirateur artificiel
C’est au tout début des années 2000 que j’entre dans l’univers de l’informatique en intégrant Business & Décision. C’est l’âge d’or de ces entreprises de taille intermédiaire (500 à 3000 salariés environ) qu’on appelle SSII. Même si ces entreprises marchent encore à l’époque à plein régime, on sent déjà poindre les prémices du déclin. Les crises générées par l’éclatement de la bulle internet et le onze septembre vont en effet sérieusement écorner les marges de ces ETI et leur capacité à se positionner sur le marché comme des acteurs durables. C’est désormais la lutte pour conserver chaque point de marge mais l’érosion est inéluctable. Des pis-aller (essentiellement le Crédit Impôt Recherche) sont certes utilisés pour tenter de garder la tête hors de l’eau mais ils ne font que reculer l’échéance et le renommage des SSII en ESN n’y changera rien. On ne vit en effet pas durablement sous perfusion de subsides publics quand ils sont de surcroît obtenus de manière douteuse et parfois même frauduleuse. Peu à peu, ces entreprises de services informatiques de taille intermédiaire disparaissent du paysage occasionnant au passage une casse sociale devenue inacceptable.
De Business & Décision à Keyrus en passant par la direction d’une PME du secteur (Advanced Schema), la création de ma propre entreprise (Livingston), une direction commerciale chez Capgemini et la direction générale France d’une entreprise mondiale d’origine indienne nommée Tech Mahindra, j’ai couvert depuis le début de ma carrière tout le spectre des entreprises de services informatiques. Je propose donc d’analyser la manière dont notre marché se restructure autour de deux grands piliers : de petites structures agiles, attractives et innovantes d’une part et de l’autre, de grands groupes mondiaux seuls capables de mettre en œuvre et maintenir de grandes plateformes disponibles 24h/24, 7j/7 administrées et maintenues en « follow the sun ». Aujourd’hui il faut oser, proposer des solutions concrètes pour accompagner ce mouvement plutôt que de le subir.
Un secteur du conseil qui s’industrialise
Comme toute activité, l’IT suit un cycle en réalité assez classique. Dans un premier temps, le marché émerge et foisonne avant de s’industrialiser. L’essentiel des produits ou prestations deviennent alors des commodités. En pratique, les volumes augmentent mais les coûts ainsi que les marges diminuent, les clients se professionnalisent et internalisent la compétence qui devient plus courante et l’exécution se taylorise. La business intelligence devenue la data et le digital n’échappent pas à cette logique et cela coupe l’herbe sous les pieds des ESN de taille intermédiaire. En effet, quand le phénomène d’industrialisation intervient, le marché se polarise autour des deux types d’acteurs (piliers) cités précédemment. C’est valable dans l’industrie comme dans les services. En IT, il se décompose ainsi : des sociétés performantes et pertinentes de 50 à 300 salariés environ souvent “pure players” (tels Advanced Schema, Decideom, VO2group ou encore KPC) et les grands acteurs mondiaux que nous connaissons tous tels que Capgemini, Accenture, Atos, Sopra-Steria etc…
Entre ces pure player et les ESN Mondiales, c’est la “vallée de la mort”
Entre les deux, c’est devenu la vallée de la mort. Tous les acteurs de ce ventre mou fusionnent avec les grands mondiaux pour en finir avec ce qui s’apparente clairement à de l’acharnement thérapeutique. Business & Decision avec Orange Business Services, Umanis avec CGI en sont deux illustrations. Les autres utilisent toutes sortes de subterfuges pour garder la tête hors de l’eau mais ne ressemblent en réalité plus qu’à des terrains désertés, des coquilles de plus en plus vides à l’encéphalogramme plat qui enchaînent les réorganisations. Seules deux types d’ESN de taille intermédiaire ont réussi à franchir cette « vallée de la mort » : celles qui, telle Onepoint, ont su développer une offre de valeur suffisamment attractive et différenciatrice pour sortir du lot et celles qui telles Devoteam ou Groupe Open ont réussi à prendre le tournant de l’industrialisation et des centres de services. Pour les autres, la disparition n’est qu’une question de temps.
Cela pourrait juste être un pathétique chant du cygne si les dégâts sociaux que cela provoque n’étaient pas aussi graves. En effet, prises en étau entre les clients qui massifient leurs achats et réduisent le nombre de leurs fournisseurs et les exigences légitimes des salariés qui créent l’essentiel de la valeur, elles ne sont plus en mesure de dégager les marges nécessaires à assurer leur pérennité. Le turn over y est donc endémique et avec, la perte de connaissance, de capitalisation et d’identification à l’employeur. L’émergence parallèle des plateformes de freelances (qui facilitent ce mode de fonctionnement même pour les profils juniors) offrent un débouché aux collaborateurs qui souhaitent une rémunération conforme à ce qu’ils produisent avec néanmoins un effet pervers à moyen terme : une « uberisation » de la prestation de services informatiques. Le social et green washing, l’affichage à tout bout de champ des prétendues valeurs de l’entreprise n’y font rien. C’est une tendance de fond et les collaborateurs ne s’y trompent pas. Aujourd’hui, un petit cabinet spécialisé dans tel domaine fonctionnel ou sous telle technologie attire et retient beaucoup plus qu’une ESN de taille intermédiaire fût-elle spécialisée. Microsoft et Salesforces l’ont parfaitement compris et entretiennent dans leur écosystème un important vivier de ces PME.
Des solutions existent pour accompagner ce mouvement et assainir le marché
En finir avec les processus achats rigides et excluant en ouvrant massivement de la commande publique et privée aux PME du marché, soutien des banques (ces entreprises ont souvent du mal à obtenir des concours bancaires), création de véritables filières intégrées mêlant les grands groupes mondiaux et ces PME, simplification des exigences administratives et formelles liées par exemple à la RSE. Il est en effet essentiel de promouvoir cette thématique mais elle vire actuellement au casse-tête administratif pour les PME qui tout en ne disposant pas des moyens suffisants, doivent répondre à des dossiers très chronophages et couteux pour escompter être référencés. Toutes ces propositions sont des pistes à creuser.
Au-delà de l’intérêt sectoriel, il s’agit d’une question de souveraineté nationale
C’est une question qui dépasse en réalité largement l’intérêt sectoriel ou business. Il s’agit de notre souveraineté nationale. L’IT n’est pas une activité lambda. Si, si peu d’acteurs émergent dans le domaine cyber c’est précisément à cause de ce que je décris ci-dessus. Idem dans le domaine du conseil en architecture informatique et en urbanisation pourtant essentiel. Le secteur du logiciel est encore plus touché car essentiellement composé de PME innovantes qui ont le plus grand mal à percer malgré des solutions souvent performantes. Avoir une réelle stratégie sectorielle intégrée dans le domaine de l’IT est donc vital pour notre pays. Avoir une industrie IT forte et innovante est aussi essentiel pour un pays que de disposer d’une industrie de la défense ou d’une compagnie aérienne.
Ces mesures permettraient d’assainir le marché pour que l’industrialisation du secteur de l’IT s’accompagne d’un réel progrès social et environnemental et qu’elle serve au pays. Après des années d’expérience, j’ai en effet acquis la conviction qu’on ne vernit pas une planche pourrie. Il est peut-être temps de développer une vraie stratégie IT en France en rebattant intelligemment les cartes plutôt que de conserver un pan entier du secteur sous respirateur artificiel.
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