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Comment les nouvelles technologies renforcent l’emprise des États autoritaires

Reconnaissance faciale, écoutes, piratages de téléphone… Les nouveaux outils de contrôle ne manquent pas. S’ils sont de plus en plus critiqués (et utilisés) dans les pays occidentaux, ils sont, en réalité, déjà massivement employés dans de nombreux pays autoritaires, qui s’en servent pour renforcer toujours plus la surveillance de leur population.

« Nous n’hésiterons pas à surveiller [les endroits connus pour la consommation de la drogue] et ceux qui les fréquentent, et à les arrêter une fois de retour [aux Émirats] », a affirmé le général Dhahi Khalfan, chef adjoint des services de sécurité et de police de Dubaï (Émirats arabes unis, EAU). Une déclaration qui officialise clairement la surveillance de masse des citoyens émiratis, y compris lorsqu’ils sont à l’étranger.

La pratique, affichée au grand jour, a de quoi choquer et interroger, dans un contexte où les technologies de contrôle sont de plus en plus utilisées par les États autoritaires — qu’il s’agisse des Émirats arabes unis, de la Chine, et même de pays démocratiques comme l’Inde. Une dérive inquiétante aussi bien sur le plan diplomatique que pour les droits de l’Homme.

Les Émirats arabes unis ne se cachent plus

La déclaration de Dhahi Khalfan relative à la surveillance des citoyens émiratis s’inscrit dans un contexte de plus en plus restrictif et attentatoire des libertés collectives et individuelles aux Émirats arabes unis. Ce n’est donc pas un simple « dérapage » ni une erreur de communication. En effet, en 2019 déjà, le magazine Forbes révélait que les Émirats avaient acquis, auprès de la société américaine Gatekeeper Intelligent Security, une technologie de reconnaissance faciale permettant d’identifier les visages des conducteurs et des passagers des voitures, y compris celles ayant des vitres teintées ou occultées. « Combinée à la reconnaissance faciale et aux lecteurs de plaques minéralogiques, [cette technologie] est conçue pour aider les autorités à traquer les personnes dignes d’intérêt », détaille Thomas Brewster, journaliste à Forbes, spécialiste des questions de surveillance et de sécurité.

Plus récemment, l’ONG Amnesty International relate, dans un rapport publié le 1er juin dernier, que le « gouvernement émirien cherche depuis longtemps à espionner avec des moyens numériques les défenseur·e·s des droits humains et les autres contestataires ». En 2017, Ahmed Mansoor, lauréat du prix Martin Ennals pour les défenseurs des droits de l’Homme, avait ainsi été arrêté puis condamné à 10 ans de prison pour avoir diffusé des messages sur les réseaux sociaux. Des enquêtes réalisées par des journalistes et un tribunal britannique ont également mis à jour un système de surveillance numérique de nombreuses personnalités publiques par les Émirats arabes unis, comme Alaa al Siddiq, militant des droits humains émirien, ou encore un membre de la Chambre des Lords britannique. Pour Amnesty, « compte tenu de ce bilan, il est à craindre que les délégués et membres de la société civile participant à la COP28 [qui se tiendra du 30 novembre au 12 décembre 2023 à Dubaï, ndlr] ne fassent l’objet d’une surveillance numérique illégale ». 

Une appréhension étayée par les dires récents de Dhahi Khalfan, qui précise d’ailleurs bien que les mesures de surveillance — à visée des citoyens comme des étrangers — incluent « les procédures de contrôle et d’enregistrement des conversations, les appels téléphoniques, et la correspondance lorsqu’il est prouvé qu’il y a violation de la loi ». Une dernière condition qui sera, à n’en pas douter, respectée scrupuleusement par le régime émirati…

Dans la pratique, ce contrôle est possible parce que la Fédération exerce une emprise très stricte sur ses deux opérateurs nationaux (Etisalat et Du), qui sont « tenus de filtrer les contenus qui circulent sur leurs réseaux en fonction des priorités de l’État », fait remarquer le cabinet Simmons & Simmons. Du côté d’internet, un véritable filtrage est organisé grâce à des logiciels d’analyse du trafic, avec inspection et analyse des « métadonnées » (heure et lieu de connexion, interlocuteurs…). Les réseaux sociaux sont également scrutés, ce qui explique l’arrestation et la condamnation d’Ahmed Mansoor. « Au moment des “printemps arabes”, ces réseaux ont permis la libre expression des peuples et ont été perçus comme une technologie émancipatrice », précise Andreas Krieg, chercheur en sécurité au King’s College de Londres. « Ils ont donc été ensuite hautement régulés ». Pour le chercheur, cette volonté de contrôle de la part des EAU tient au fait que « les Émiratis sont en minorité dans leur pays » — ils ne représentent que 10 % de la population, composée majoritairement d’Asiatiques et d’Occidentaux. « La technologie de surveillance les aide à créer une omniprésence ».

Comme on le sait, ces pratiques gravement attentatoires aux droits et libertés fondamentaux ne sont pas le propre des Émirats arabes unis. La Chine s’est également faite la grande spécialiste de la surveillance de masse.

La Chine comme référence des régimes autoritaires

Fin 2001, des journalistes ont pu prouver que le gouvernement chinois utilisait les nouvelles technologies pour surveiller la société civile. L’agence de presse Reuters est parvenue à se procurer un appel d’offres passé en juillet 2021 faisant apparaître un important système de surveillance commandé par la province du Henan. La collectivité chinoise a ainsi acquis 3000 caméras de reconnaissance faciale, capables d’identifier un individu « avec précision », et a procédé au recrutement de 2000 agents chargés de traiter ces images. Reuters explique qu’une alerte se déclenche automatiquement lorsqu’un journaliste présent dans le Henan achète un billet de train, traverse l’une des frontières de la province, s’enregistre dans un hôtel…

En juin 2022, le New York Times révélait à son tour un système particulièrement effrayant de contrôle des populations chinoises, visant notamment à « anticiper » les actes criminels. Pour le magazine américain, il s’agit « d’analyser les gens ordinaires, qui semblent innocents, afin d’étouffer les actes illégaux dans l’œuf », grâce, notamment, à divers logiciels développés par la société Megvii, qui commercialise, en façade, des solutions pour les smart cities. Le New York Times affirme ainsi que le logiciel en question est capable d’analyser des centaines d’individus et de les classer par dangerosité. Certaines personnes sont ainsi cataloguées comme « impliquées dans des activités terroristes », comme « malades mentales », voire comme des « pétitionnaires » — de simples citoyens mécontents qui ont voulu protester, modestement, contre une injustice locale.

Ces divers systèmes de surveillance chinois ne sont que la suite logique et infernale du « crédit social », mis au point par le régime communiste dès 2014. L’Etat attribue un capital de points à chaque citoyen, qui peut augmenter ou diminuer selon ses actions et ses prétendues vertus. « La Chine ne reconnaît pas le principe d’égalité des citoyens. Les individus ont l’obligation de se conformer aux attentes de l’Etat sur ce que signifie être un bon citoyen », analyse la sociologue Chloé Froissart, spécialiste de la Chine. « Cette mise en conformité sociale et politique des citoyens réalise le fantasme de tout régime totalitaire, d’un contrôle presque total. Bref, un totalitarisme 2.0 ». Une nouvelle forme de « contrôlocratie » qui fait de la Chine la véritable référence de tous les régimes autoritaires du monde, mais aussi de certains régimes démocratiques, eux aussi de plus en plus tentés par le contrôle généralisé de leurs citoyens.

La tentation sécuritaire de l’Inde

L’Inde joue à un jeu dangereux. Tout comme son grand rival continental, la Chine, le gouvernement indien redouble d’efforts, ces dernières années, pour contrôler de plus en plus activement la société civile. Une dérive autoritaire qui a de quoi inquiéter. On sait que le régime indien a infiltré des dizaines de milliers de téléphones portables à l’aide du logiciel-espion israélien Pegasus, touchant des journalistes, des universitaires de gauche, des leaders de l’opposition dans toute l’Inde. Le logiciel permettait de transformer les téléphones infiltrés en dispositif de surveillance et de récupérer l’intégralité de leurs messages. Selon une enquête réalisée par le Financial Times en début d’année, l’Inde serait d’ailleurs en voie de trouver des solutions de remplacement à Pegasus.

Pire encore : à Hyderabad, le gouvernement indien a mis en place un système quasi-totalitaire de surveillance de l’espace public, avec pas moins de 600 000 caméras, toutes dotées de logiciels de reconnaissance faciale. « Il est devenu presque impossible de marcher dans les rues d’Hyderabad sans risquer d’être exposé à la reconnaissance faciale », explique Matt Mahmoudi, chercheur à Amnesty International Tech. Selon les informations de l’ONG, des policiers demanderaient même à des passants de se découvrir le visage pour pouvoir les prendre en photo. Une dérive sécuritaire par la technologie qui n’augure rien de bon pour un pays démocratique. Les nouvelles technologies sont une chance qui se transforment en un véritable outil de contrôle des citoyens lorsqu’elles sont entre de mauvaises mains.

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